La vie en clair-obscur
J’ai toujours salutairement envié les artistes qui ont le don de regarder le monde d’un endroit d’où personne d’autre ne le regarde. Leurs créations nous rendent alors une image de la vie inédite, ouvrent des portes dans le monde quotidien que nous n’imaginions même pas qu’elles existassent et, à travers elles, nous portent de l’autre côté de la réalité, à étendue infinie de leurs variations, aux recoins où la vérité se cache pour alimenter de là, le spectacle des événements. C’est un don, un privilège que je suspecte comme n’ayant rien à voir avec la volonté mais beaucoup à voir avec l’intuition, une espèce d’état sylvestre de la créativité, obscur, proliférant et vertigineux. Il n’y a pas beaucoup d’artistes qui possèdent ce don. Francesco GATTONI en est un.
Ce photographe romain né il y a cinquante ans, maigre, au visage sérieux et concentré dans lequel on devine toujours néanmoins un sourire caché, venu à Paris en 1979, en plein dans les « années de plomb », comme fût connu l’épisode tragique de l’histoire italienne marqué par la violence, a développé son travail journalistique dans d’importants journaux aussi bien français (Le Monde) qu’italiens (La Repubblica, La Stampa et Il Corriere della Sera, entre autres). Un travail qui ne s’est pas limité à la capture opportuniste d’images d’actualité mais qui lui a plutôt servi de laboratoire expérimental dans sa recherche incessante d’un regard compatissant sur le monde, capable de fouiller sous la dure croûte de la réalité. Le reportage et les portraits ont peu à peu configuré le territoire de son travail et pendant deux décennies, Gattoni a ainsi poli son regard – cet outil immatériel que le photographe doit apprendre à mouler comme s’il s’agissait d’un morceau d’argile – jusqu’à trouver un style propre à lui et qu’on ne peut pas manquer de reconnaître, celui qui naît de son emplacement originel face au monde.
Le regard de Francesco GATTONI est un regard en clair-obscur, plein d’ombres, jusqu’à obtenir une dualité dramatique de lumière et de pénombre qui semble réinventer ce qui n’est autre que le cœur même de l’image : la lumière et son absence. Je me demande souvent comment Gattoni réussit à se faufiler entre deux sourires, entre deux clins d’œil, entre deux soupirs de la personne qu’il portraiture, pour capturer ce moment d’affaiblissement, cet instant d’introspection, cet éclat de solitude ou de tristesse qui ponctuent toute existence, même dans les moments heureux, et qui nous rappellent les limites de notre condition. Un regard qui rappelle ce que le grand écrivain argentin Julio Cortazar (un autre de ces artistes privilégiés par le don d’un regard unique) disait de lui-même : « Moi, je voyais les creux, disons, l’espace qu’il y a entre deux chaises mais pas les deux chaises ». Une même attitude qui conduisit l’écrivain vers la littérature fantastique et qui a conduit le photographe vers un réalisme essentiel qui semble parfois effleurer le métaphysique.
Mais ce qui m’étonne encore plus de Gattoni c’est qu’il arrive à capturer ces moments sans qu’ils deviennent pathétiques, en les enveloppant dans une tendresse que vue de mon incrédulité, je ne peux qualifier que de pieuse, dans le sens le plus civique et solidaire du mot. Il y a une même, profonde et égalitaire intimité dans ses portraits d’écrivains renommés et dans ceux des habitants anonymes des banlieues de Paris ou des villes de Cuba, qui exprime un respect infini envers le portraituré, fondamental pour que le portrait devienne révélation au lieu de larcin. La dramatisation de la vie en clair-obscur que Gattoni portraiture est une dramatisation sans bouffissure, sans sur-jeu, ni morale. Pur pacte avec la vérité concrète, celle qui ne s’habille pas de grands mots ni de gestes grandiloquents mais se montre décharnée et auréolée de la terrible beauté qui surgit de ce qui est vrai.
Souvent, quand je regarde l’œuvre de Francesco GATTONI je ressens une envie salutaire, mais le sentiment de gratitude finit toujours par s’imposer, parce que je sais que, grâce à lui, j’entrevois, même si ce n’est que pour un instant, le cœur même de la vie.
José Manuel Fajardo |